Pour la première fois sur ce blog, je retranscris un texte en entier. Parce qu'il me touche beaucoup et qu'il doit être élevé le plus haut possible, afin que les choses changent au Mexique.
Cet appel du poète et écrivain Javier Sicilia est paru début avril dans le journal mexicain Proceso.
(source intermédiaire : Courrier International)
Le brutal assassinat de mon fils Juan Francisco et ceux de Julio César Romero Jaime, de Luis Antonio Romero Jaime et de Gabriel Anejo Escalera [retrouvés morts, les mains attachés et avec des signes de torture le 28 mars] viennent s’ajouter à la longue liste de ces jeunes gens et jeunes filles sacrifiés aux quatre coins de notre pays. C'est non seulement la guerre déclenchée par le gouvernement Calderón [en décembre 2006] contre la criminalité organisée qui les a tués, mais aussi le cœur pourri d'une classe politique mal nommée et qui a perdu tout sens de l’honneur.
Nous en avons par-dessus la tête de vous, les politiques — et quand je dis politiques, je ne pense à aucun responsable en particulier, mais à une bonne partie d’entre vous, y compris ceux qui composent les partis. Car dans vos luttes pour le pouvoir, vous avez déchiré le tissu de la nation. Au milieu de cette guerre mal engagée, mal faite, mal dirigée, cette guerre qui a mis le pays en état d’urgence, vous avez été incapables de créer les consensus dont le pays a besoin pour atteindre à l’unité sans laquelle il n’y aura pas d’issue possible : vos mesquineries, vos bagarres et vos rivalités dérisoires sont passées avant tout. Nous en avons ras le bol parce que la corruption des institutions judiciaires donne lieu à des complicités avec les criminels et favorise l’impunité. Nous en avons plus qu’assez parce qu’avec cette corruption qui signe l’échec des autorités, chaque citoyen de notre pays est réduit à ce que le philosophe Giorgio Agamben appelle, utilisant un mot grec, zoe : la vie non protégée, la vie d’un animal, d’un être qu’on peut séquestrer, violenter, assassiner impunément.
Nous en avons jusque-là parce que, dans ce pays, il ne reste plus d’imagination que pour la violence, pour les armes, pour l’insulte, ce qui va de pair avec un profond mépris pour l’éducation, la culture, le travail honnête et ce qui fait les bonnes nations. Nous en avons jusque-là parce qu’à cause de cette absence d’imagination nos jeunes, nos enfants sont assassinés, puis faussement accusés d’être partie prenante de la criminalité. Nous en avons plus qu’assez parce qu’une autre frange de nos jeunes, faute d’une politique digne de ce nom, ne peut pas recevoir une véritable éducation, trouver un travail décent, et que, relégués vers la marge, ils deviennent des recrues de choix pour la criminalité organisée et la violence. Nous en avons jusque-là parce qu’à cause de tout cela les citoyens ont perdu confiance en ceux qui les gouvernent, en leur police et leur armée, parce qu’ils ont peur et qu’ils souffrent. Nous en avons jusque-là parce que tout ce qui importe à la classe politique, au-delà même d’un pouvoir impuissant, réduit à la gestion du malheur, c’est l’argent, aiguillon de leur concurrence, de leur putain de “compétitivité” et de la consommation à outrance, qui ne sont jamais que d’autres noms de la violence.
Nous en avons jusque là de vous, les criminels, de votre violence, de votre déshonneur, de votre cruauté, de votre déraison. Il fut un temps où vous aviez le sens de l’honneur. Vous n’étiez pas si cruels dans vos règlements de compte, vous ne vous en preniez ni aux citoyens ni à leurs familles. Mais, désormais, vous ne faites plus la différence entre les criminels et les citoyens. Votre violence ne peut plus être nommée, parce que même la douleur et la souffrance qu’elle entraîne n’ont plus de nom ni de sens. Vous avez perdu jusqu’à la dignité dans le meurtre. Vous êtes devenus des lâches, vous ne valez pas mieux que les Sonderkommandos nazis qui assassinaient en toute inhumanité des jeunes gens, des jeunes filles, des femmes, des hommes et des vieillards, c’est-à-dire des innocents. Nous en avons jusque-là parce que votre violence est devenue inhumaine, même pas animale — des animaux ne feraient jamais ce que vous faites —, mais imbécile, démoniaque. Nous en avons jusque-là parce que la soif de pouvoir et d’enrichissement vous amène à humilier nos enfants, à les broyer. Vous ne laissez dans votre sillage que la peur et l’épouvante.
Vous, “messieurs” les politiques, et vous, “messieurs” les criminels — j’emploie des guillemets parce que cette appellation ne s’applique qu’à des gens honorables —, avec vos omissions, vos querelles, vos actes, vous avilissez la nation. La mort de mon fils Juan Francisco a suscité un élan de solidarité et un cri d’indignation de la part des citoyens et des médias, ce dont ma famille et moi-même sommes profondément reconnaissants. Une telle indignation fait de nouveau retentir à nos oreilles cette formule si juste que Martí adressait aux gouvernants : “Si vous ne pouvez pas, démissionnez”. Après tous les milliers de cadavres, anonymes pour beaucoup d’entre eux, que nous laissons derrière nous, tant d’innocents assassinés et avilis, il faut maintenant de grandes mobilisations citoyennes qui obligent les politiques à travailler ensemble sur un ordre du jour qui rassemble la nation et crée un véritable état de gouvernabilité. Si vous, “messieurs” les politiques, ne gouvernez pas bien et ne comprenez pas que nous vivons dans un état d’urgence national qui vous oblige à l’unité, vous finirez par régner sur un tas d’ossements et une société d’êtres apeurés, détruits dans leur âme.
Il n’y a pas de vie sans persuasion et sans paix, écrivait Albert Camus, et le Mexique aujourd’hui ne connaît que l’intimidation, la souffrance, la méfiance, la peur qu’un jour un fils ou une fille d’une autre famille ne soit avili et assassiné. Nous ne pouvons plus accepter, comme c’est déjà le cas aujourd’hui, que la mort ne soit qu’une affaire de statistiques à laquelle nous devrions tous nous habituer. Il est grand temps de rendre sa dignité à notre pays.
Cet appel du poète et écrivain Javier Sicilia est paru début avril dans le journal mexicain Proceso.
(source intermédiaire : Courrier International)
Le brutal assassinat de mon fils Juan Francisco et ceux de Julio César Romero Jaime, de Luis Antonio Romero Jaime et de Gabriel Anejo Escalera [retrouvés morts, les mains attachés et avec des signes de torture le 28 mars] viennent s’ajouter à la longue liste de ces jeunes gens et jeunes filles sacrifiés aux quatre coins de notre pays. C'est non seulement la guerre déclenchée par le gouvernement Calderón [en décembre 2006] contre la criminalité organisée qui les a tués, mais aussi le cœur pourri d'une classe politique mal nommée et qui a perdu tout sens de l’honneur.
Nous en avons par-dessus la tête de vous, les politiques — et quand je dis politiques, je ne pense à aucun responsable en particulier, mais à une bonne partie d’entre vous, y compris ceux qui composent les partis. Car dans vos luttes pour le pouvoir, vous avez déchiré le tissu de la nation. Au milieu de cette guerre mal engagée, mal faite, mal dirigée, cette guerre qui a mis le pays en état d’urgence, vous avez été incapables de créer les consensus dont le pays a besoin pour atteindre à l’unité sans laquelle il n’y aura pas d’issue possible : vos mesquineries, vos bagarres et vos rivalités dérisoires sont passées avant tout. Nous en avons ras le bol parce que la corruption des institutions judiciaires donne lieu à des complicités avec les criminels et favorise l’impunité. Nous en avons plus qu’assez parce qu’avec cette corruption qui signe l’échec des autorités, chaque citoyen de notre pays est réduit à ce que le philosophe Giorgio Agamben appelle, utilisant un mot grec, zoe : la vie non protégée, la vie d’un animal, d’un être qu’on peut séquestrer, violenter, assassiner impunément.
Nous en avons jusque-là parce que, dans ce pays, il ne reste plus d’imagination que pour la violence, pour les armes, pour l’insulte, ce qui va de pair avec un profond mépris pour l’éducation, la culture, le travail honnête et ce qui fait les bonnes nations. Nous en avons jusque-là parce qu’à cause de cette absence d’imagination nos jeunes, nos enfants sont assassinés, puis faussement accusés d’être partie prenante de la criminalité. Nous en avons plus qu’assez parce qu’une autre frange de nos jeunes, faute d’une politique digne de ce nom, ne peut pas recevoir une véritable éducation, trouver un travail décent, et que, relégués vers la marge, ils deviennent des recrues de choix pour la criminalité organisée et la violence. Nous en avons jusque-là parce qu’à cause de tout cela les citoyens ont perdu confiance en ceux qui les gouvernent, en leur police et leur armée, parce qu’ils ont peur et qu’ils souffrent. Nous en avons jusque-là parce que tout ce qui importe à la classe politique, au-delà même d’un pouvoir impuissant, réduit à la gestion du malheur, c’est l’argent, aiguillon de leur concurrence, de leur putain de “compétitivité” et de la consommation à outrance, qui ne sont jamais que d’autres noms de la violence.
Nous en avons jusque là de vous, les criminels, de votre violence, de votre déshonneur, de votre cruauté, de votre déraison. Il fut un temps où vous aviez le sens de l’honneur. Vous n’étiez pas si cruels dans vos règlements de compte, vous ne vous en preniez ni aux citoyens ni à leurs familles. Mais, désormais, vous ne faites plus la différence entre les criminels et les citoyens. Votre violence ne peut plus être nommée, parce que même la douleur et la souffrance qu’elle entraîne n’ont plus de nom ni de sens. Vous avez perdu jusqu’à la dignité dans le meurtre. Vous êtes devenus des lâches, vous ne valez pas mieux que les Sonderkommandos nazis qui assassinaient en toute inhumanité des jeunes gens, des jeunes filles, des femmes, des hommes et des vieillards, c’est-à-dire des innocents. Nous en avons jusque-là parce que votre violence est devenue inhumaine, même pas animale — des animaux ne feraient jamais ce que vous faites —, mais imbécile, démoniaque. Nous en avons jusque-là parce que la soif de pouvoir et d’enrichissement vous amène à humilier nos enfants, à les broyer. Vous ne laissez dans votre sillage que la peur et l’épouvante.
Vous, “messieurs” les politiques, et vous, “messieurs” les criminels — j’emploie des guillemets parce que cette appellation ne s’applique qu’à des gens honorables —, avec vos omissions, vos querelles, vos actes, vous avilissez la nation. La mort de mon fils Juan Francisco a suscité un élan de solidarité et un cri d’indignation de la part des citoyens et des médias, ce dont ma famille et moi-même sommes profondément reconnaissants. Une telle indignation fait de nouveau retentir à nos oreilles cette formule si juste que Martí adressait aux gouvernants : “Si vous ne pouvez pas, démissionnez”. Après tous les milliers de cadavres, anonymes pour beaucoup d’entre eux, que nous laissons derrière nous, tant d’innocents assassinés et avilis, il faut maintenant de grandes mobilisations citoyennes qui obligent les politiques à travailler ensemble sur un ordre du jour qui rassemble la nation et crée un véritable état de gouvernabilité. Si vous, “messieurs” les politiques, ne gouvernez pas bien et ne comprenez pas que nous vivons dans un état d’urgence national qui vous oblige à l’unité, vous finirez par régner sur un tas d’ossements et une société d’êtres apeurés, détruits dans leur âme.
Il n’y a pas de vie sans persuasion et sans paix, écrivait Albert Camus, et le Mexique aujourd’hui ne connaît que l’intimidation, la souffrance, la méfiance, la peur qu’un jour un fils ou une fille d’une autre famille ne soit avili et assassiné. Nous ne pouvons plus accepter, comme c’est déjà le cas aujourd’hui, que la mort ne soit qu’une affaire de statistiques à laquelle nous devrions tous nous habituer. Il est grand temps de rendre sa dignité à notre pays.